Chapitre 22

— Réveille-toi, mon enfant.

Ce n’était qu’un léger murmure dans son esprit. Alissa était bien au chaud, elle fit donc comme si elle n’avait rien entendu.

— Réveille-toi, je suis là.

— Non, grogna-t-elle.

Elle s’enfonça dans ses couvertures, bien décidée à ne pas se réveiller. Elle rêvait d’une mer chaude. C’était la troisième fois cette semaine.

— Alissa ! La voix était à présent forte et impatiente. Debout !

— Laisse-moi, Strell. Je vais bien.

— Strell ? Ce n’est pas Strell ! Debout !

Ce dernier mot, véritablement hurlé dans son esprit, fit sursauter Alissa. Sa chambre était vide, à l’exception de Serre qui la regardait depuis son perchoir. Alissa vérifia par habitude si son sceau de dissimulation était toujours en place ; c’était le cas. Cela faisait des semaines qu’elle n’avait pas constaté sa disparition en se réveillant. Satisfaite, Alissa rajusta la couverture autour de ses épaules et se leva.

— On dirait que j’ai une nouvelle leçon, annonça-t-elle à Serre en se dirigeant pieds nus vers la fenêtre.

Le froid lui piqua le nez et s’engouffra sous ses couvertures quand elle se pencha dans la nuit, à moins qu’il s’agisse du petit matin… C’était difficile à dire. Le matin, si elle se fiait au croissant de lune jaunâtre. Les étoiles, déjà peu nombreuses, se faisaient de plus en plus rares au fur et à mesure que les nuages, qui menaçaient depuis la veille, atteignaient finalement la Forteresse.

Elle exhala et regarda son souffle se changer en buée au contact de l’air froid. Le printemps ne commencerait officiellement que dans deux semaines, mais l’humidité ambiante l’annonçait déjà, et remplissait Alissa d’impatience. C’était sa saison préférée, depuis toujours.

— Quand tu auras fini dégoûter la nuit, viens dans le jardin, lui lança sèchement Inutile.

— Un instant.

Même si elle ne parvenait pas toujours à contrôler consciemment la communication mentale à distance et ne pouvait s’en servir que par intermittence, elle faisait des progrès. Elle parvenait à présent à entendre Inutile et à lui parler autant qu’elle le voulait en dépit du sceau de silence de la Forteresse. Quand elle avait mentionné cette anomalie pendant le cours intensif sur le langage mental, le Maître avait immédiatement changé de sujet. Il avait déclaré que seul Bailic devait être incapable de l’entendre, même si elle franchissait les limites du sceau, et qu’elle ne devait pas s’inquiéter de cela. Il avait de plus en plus souvent recours à ce genre de faux-fuyant ces derniers temps, et cela commençait à la fatiguer.

Leurs rencontres étaient devenues sporadiques ; Inutile donnait ses leçons quand bon lui semblait. Elles étaient plus fréquentes, ce dont Alissa se réjouissait, mais avaient invariablement lieu au beau milieu de la nuit. Alissa s’en moquait, tant qu’elle retrouvait Inutile. Comme elle ne découvrait plus jamais de noix, elle en avait déduit que Lodesh avait cessé ses visites pour de bon. Elle espérait ne pas avoir causé d’ennuis au Légat.

Elle s’habilla chaudement, aussi rapidement qu’elle le put. Inutile la laisserait allumer le feu si elle arrivait assez vite.

— Tu viens ? demanda-t-elle à Serre.

L’oiseau ébouriffa ses plumes, se pelotonna et ferma les yeux.

— C’est ta dernière chance…, prévint Alissa en glissant son porte-bonheur dans sa poche avant d’enfiler ses bottes.

Il était apparemment trop tôt pour jouer à chat avec le raku. Alissa partit donc. Si Serre le voulait, elle pourrait toujours sortir par le trou que la jeune fille avait percé dans un volet.

Alissa traversa furtivement le couloir et frôla du doigt la porte de Strell au passage ; elle lui souhaita des rêves paisibles. Il avait l’air très fatigué ces derniers temps, et mettait cela sur le compte d’un sommeil agité. La Forteresse était silencieuse. Seul le bruit de ses pas décidés résonnait dans l’obscurité. Elle surprit son reflet dans le miroir du palier et s’arrêta. Elle dut se pencher pour mieux se voir dans la pénombre.

— Mère ne me reconnaîtrait pas, dit-elle, soudain nostalgique.

Avec ces beaux habits, elle ne ressemblait pas du tout à la fille élevée dans les contreforts qu’elle était pourtant. Presque tout ce qu’elle portait était neuf, confectionné avec des matériaux d’une incroyable qualité. Il n’y avait pas de tissu de deuxième choix dans les annexes. On ne retrouvait pas dans ses vêtements la proverbiale frugalité des contreforts. Ils étaient extravagants, et lui donnaient au minimum l’air d’une dame bien élevée. Elle n’avait gardé que ses horribles bottes, son manteau et le lamentable chapeau de Strell. Elle observa sans indulgence le couvre-chef et décida de remédier à sa laideur un jour prochain.

— Élève…

— J’arrive !

Alissa descendit en courant les dernières marches. Elle se glissa dans la cuisine obscure et remplit une théière d’eau. Elle prit deux tasses au passage et sortit. Inutile pouvait faire apparaître n’importe quelle pièce de vaisselle, mais la cuisine était remplie de ses tasses, toutes atrocement semblables. Ils n’en avaient pas besoin de plus.

Il faisait légèrement plus clair dehors que dans la Forteresse, et le froid nocturne était mordant. Alissa se hâta sur le chemin gelé et se retrouva face à Inutile. Le feu ne brûlait pas encore : elle était arrivée à temps.

— Bonjour, élève, dit Inutile avec sérieux. Veux-tu bien allumer ce feu ?

— Bonjour, Inutile. Oui, je vous remercie.

En souriant comme une idiote, Alissa créa un champ de confinement autour du bois. Une fraction de seconde plus tard, l’énergie s’écoula doucement dans ses pensées et créa un sceau qui fit vibrer les molécules du bois si rapidement qu’il prit feu. C’était en tout cas ainsi que l’expliquait Inutile. Alissa savait seulement que cela fonctionnait. Lors de sa première tentative, le bois s’était entièrement consumé en quelques secondes. Inutile avait toussoté, jeté d’autres branches sur les cendres et lui avait demandé de recommencer. Sa maîtrise de soi s’était améliorée depuis, et cette nuit-là, son feu partit avec un sifflement des plus satisfaisants. Alissa, contente d’elle, attendit que les flammes bleues prennent une teinte orangée pour y poser la théière.

— Très joli. (Inutile se rapprocha des flammes.) Tu as fait une utilisation très efficace de tes ressources. Juste ce qu’il faut, et pas plus. T’es-tu entraînée ?

Elle acquiesça.

Le Maître s’assit et ferma les yeux.

— Cela se voit.

Alissa, radieuse, s’assit elle aussi. Elle garda cependant les yeux ouverts, désireuse de ne rien perdre de la leçon de cette nuit. Chaque séance nocturne la rapprochait de ce qu’un Gardien était, selon elle, capable d’accomplir. Plus elle apprenait, plus les choses devenaient faciles ; mais cela ne suffisait jamais. Elle était toujours avide d’absorber les enseignements du Maître.

L’eau chauffa lentement et Alissa attendit. Elle savait que la leçon ne commencerait pas avant qu’Inutile tienne une tasse de thé entre ses longs doigts. Elle aurait pu la faire bouillir aussi vite que Lodesh, mais s’y refusait. « Soit patiente », aurait dit Inutile. « Sers-toi du temps qui t’est accordé. Une gratification immédiate ne t’apprend rien, et te trompe même. » Ainsi, elle resta assise et essaya de ne pas regarder la théière. Elle choisit plutôt d’observer l’étoile du Navigateur, au centre du ciel nocturne. Quand elle disparut derrière les nuages de plus en plus épais, la jeune fille retint son souffle pourvoir si l’astre réapparaîtrait avant qu’elle ait besoin de reprendre sa respiration.

À son grand soulagement, Inutile n’était jamais revenu sur l’»  erreur de jugement » qui l’avait poussée à interroger Lodesh sur les sceaux de création. La tentative de punition de son professeur avait lamentablement échoué ; Alissa pensait qu’il n’avait aucune envie de revenir sur l’incident et préférait ne pas réveiller le raku qui dormait en lui. À vrai dire, il n’avait répondu à aucune de ses questions sur les souterrains de la Forteresse, et avait pour cela eu recours à un admirable mélange de charabia et de jargon qui avait laissé Alissa complètement étourdie. Depuis, la jeune fille hésitait à l’interroger de nouveau à ce sujet, par crainte de se retrouver une fois de plus noyée sous cet horrible étalage de fadaises, mais elle brûlait de lui poser une question.

— Inutile ?

La buée de son souffle voila l’étoile qui était réapparue.

— Oui, Alissa ?

— Dans la caverne, ce plan d’eau…

Il ouvrit les yeux.

— La citerne, oui, répondit-il avec méfiance.

Alissa se redressa et poursuivit sur sa lancée.

— J’ai vu des noms gravés sur le bord.

— Oui, les noms des Maîtres.

Le regard doré d’Inutile se perdit dans le passé.

— Il n’y en avait pas beaucoup. D’aussi loin que les hommes s’en souviennent, les rakus ont toujours été là. Je les aurais pensés innombrables.

Inutile sourit légèrement.

— Ce sont les noms des Maîtres, pas des rakus.

— Ce n’est pas la même chose ?

— Oui et non.

Elle attendit patiemment.

— Les noms inscrits sur la citerne concernent seulement les sept dernières générations de rakus. Avant cela, nous ne pouvions ni lire, ni écrire.

— Vous étiez tous sauvages ? hoqueta-t-elle.

Inutile éclata de rire.

— Par les Loups de mon Maître, non ! Nous avons été doués de raison en même temps que les hommes, peut-être même avant eux. Mais nous n’avons acquis le savoir nécessaire pour prendre une forme capable de tenir une plume et se concentrer sur un papier que depuis quelques générations. Nos frères plus faibles nous ont fait un cadeau immense, et nous tâchons depuis de nous acquitter de cette dette en apprenant à ceux qui possèdent un réseau neural en partie fonctionnel comment l’utiliser. Les noms que tu as lus appartiennent à des Maîtres. Un nom n’est inscrit sur la citerne que lorsque le Maître qui le porte réussit pour la première fois à prendre forme humaine. Jusque-là, leurs noms ne sont que des promesses.

— Mais il y en a si peu…

— Doués de raison ou non, nous sommes toujours des carnivores, et plutôt gros, qui plus est. Les contrées alentour ne peuvent procurer de la nourriture qu’à quelques-uns d’entre nous.

Alissa médita ces paroles ; elle pensa au petit troupeau de moutons qu’élevait sa mère et au problème de consanguinité qui se posait constamment.

— Mais… cela ne pose-t-il pas un problème quand… quand vous voulez trouver une compagne ou un compagnon ?

Inutile affecta poliment de ne pas remarquer ses joues écarlates.

— Si, soupira-t-il. Nous consignons scrupuleusement les arbres généalogiques de chacun, et de temps à autre une nouvelle lignée apparaît, ce qui provoque généralement une petite explosion de la population.

— Une nouvelle lignée ?

— Oui.

Il semblait gêné à présent.

— Les bêtes sauvages ? demanda-t-elle quand Connen-Neute lui revint en mémoire.

— Ah… non. Les unions entre Maîtres sont souvent arrangées bien avant la maturité, dit-il en changeant manifestement de sujet.

— Les mariages de convenance sont des pratiques barbares !

Strell partageait cette coutume avec le Maître, et Alissa se demanda si cette tradition des plaines venait de là.

Inutile la regarda avec circonspection.

— En l’occurrence, c’est une nécessité. Personne ne s’en est plaint jusqu’à présent. Les deux futurs conjoints sont formés ensemble. Ils sont généralement très satisfaits de cette situation. Si ce n’est pas le cas, on opère des changements. Notre population n’est… ah… n’était pas réduite au point que la mobilité soit inexistante.

Alissa hocha la tête, surprise qu’il ait fourni une explication si complète. Il ne révélait que peu de chose sur ses origines. Mais elle avait encore une question, et elle s’agita, mal à l’aise.

Inutile soupira.

— Oui, Alissa ?

— Et ceux dont le nom est entouré ?

— Oui, ils sont devenus sauvages.

— Je suis désolée.

Elle aurait voulu n’avoir jamais posé cette question.

Le silence s’installa de nouveau. La théière commença à fumer et Inutile, qui semblait disposé à oublier la conversation, s’en saisit et demanda :

— Comment se passe la formation de Strell ?

— Très bien, comme vous l’aviez probablement deviné.

Soulagée que l’évocation de ses frères sauvages n’ait pas, comme c’était le cas d’ordinaire, déprimé le Maître, Alissa ramena ses jambes sous elle et disposa son manteau pour mieux profiter de sa chaleur.

— Bailic a abordé la pose successive d’une multitude de sceaux mineurs, comme vous l’aviez prédit.

Inutile lui jeta un regard oblique.

— Bailic suit la progression de sa propre formation, mais il va beaucoup trop vite pour découvrir ce qui fait réagir mon livre. Il croit à tort que, si Strell en sait assez, le livre s’ouvrira pour lui et lui donnera accès à son savoir.

Alissa sentit un frisson la parcourir à la mention de son livre. Elle n’arrivait que très rarement à arracher au Maître quoi que ce soit à son sujet. Elle s’efforça de prendre un air détaché de peur que le Maître se taise s’il percevait son intérêt.

— Mais alors qu’est-ce qui le fait s’ouvrir ? demanda-t-elle en remuant les braises avec une fausse désinvolture.

— Pour l’instant, toi. Tu aurais pu l’ouvrir le jour où tu l’as trouvé. (Il prit le coffret en pierre qu’il cachait dans le banc et plongea une généreuse poignée de feuilles de thé dans l’eau fumante.) Le savoir ne signifie rien pour lui, seul le potentiel compte.

Il se rassit et ferma de nouveau les yeux. Il semblait ne pas se douter de l’effet produit par ses paroles sur son élève ; ou plus probablement il s’en moquait.

Alissa se sentit confuse et blessée. Elle croyait jusque-là que le livre lui était inaccessible. Elle aurait pu le dérober mille fois. Bailic le sortait presque tous les matins et le posait horriblement près d’elle, sur la petite table à côté de sa chaise si inconfortable.

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ? demanda-t-elle d’une toute petite voix.

— Tu n’avais pas la volonté nécessaire pour résister. (Il sourit.) Maintenant, si.

Alissa s’apprêta à protester, puis referma la bouche. Il avait raison. Elle l’aurait pris. Bailic aurait compris qu’elle était le Gardien latent. Ils seraient morts à l’heure actuelle. Elle était cependant furieuse d’avoir été manipulée de la sorte.

Inutile fit semblant de ne pas voir sa mine courroucée et leur servit le thé. Elle le regarda par-dessus sa tasse et vit que ses yeux pétillaient d’amusement. Quelques flocons commencèrent à tomber.

— Cette nuit, je vais t’enseigner une petite curiosité. Tu la trouveras peut-être intéressante étant donné que tu te traînes au rythme de Bailic. Elle pourrait même se révéler utile. Seulement, fais attention à ne pas te reposer sur elle !

— Je croyais que Bailic allait trop vite !

Une partie obscure de ses tracés commença à résonner en réaction au sceau du Maître. Elle en mémorisa prestement le motif.

— C’est le cas. Donc ceci est un sceau d’obscurité, et il aide à ne pas te faire remarquer. Il n’a cependant rien d’infaillible. Un œil exercé te repérera à tous les coups.

Alissa regarda le Maître. Il n’avait pas changé, à l’exception de quelques flocons de neige qui s’étaient déposés sur ses épaules et ses genoux.

— Je vous vois toujours.

— J’ai parlé d’obscurité, pas d’invisibilité, mon enfant.

Rougissante, Alissa fit briller sa première boucle et remplit les canaux appropriés.

— Comme ceci ?

Elle sentit un léger contact sur son esprit quand Inutile lâcha son sceau. À présent que les tracés du Maître étaient vides, ils résonneraient pour montrer à la jeune fille quelles lignes elle devrait utiliser. Le regard du Maître se perdit dans le vide quand il inspecta le motif.

Son regard retrouva toute sa vivacité.

— Exactement. Tu as réussi, comme d’habitude.

Incroyablement satisfaite, Alissa prit sa tasse. C’est froid, pensa-t-elle ; elle la réchauffa avec un second sceau. Les deux motifs employaient quelques lignes en commun, il était donc possible de poser le second sans défaire le premier.

Inutile considéra sa tasse fumante, le sourcil levé, et réprima un sourire.

— Bailic a-t-il évoqué le sceau d’illumination que je t’ai montré ?

Elle secoua la tête, et le Maître fronça les sourcils.

— Cela me surprend.

Il passa une main dans ses cheveux courts et contempla la neige qui commençait à tomber de plus en plus fort.

— Il le comprend, pourtant… tout juste, mais il le comprend. Je suis certain qu’il le fera bientôt. N’hésite pas à l’employer s’il le demande. Les sceaux qu’il donne à Strell sont assez simples.

— Il néglige la plupart de ceux que vous m’avez enseignés. Je crois qu’il a peur d’enseigner à Strell plus que ce que lui-même saurait aisément vaincre.

— C’est-à-dire…, il en ignore une grande partie.

Alissa cligna des yeux, incrédule.

— Ils ne sont pas si difficiles.

Inutile lui jeta un long et troublant regard qui l’obligea à baisser les yeux.

— Tout le monde n’a pas un motif complet, Alissa. Tous les Gardiens sont différents, ils ont chacun beaucoup de vides, de connexions rompues. Un motif ne résonne pas dans l’esprit d’un individu s’il n’est pas complet, sinon il reste imperceptible et invisible. Celui que je viens de te donner est comme cela. Tu peux donc l’utiliser librement, même quand Bailic est à moins d’un raku de distance de toi. Une simple connexion manquante empêche le motif d’être complet dans ses tracés. (Il secoua la tête.) Si près…

— Mais je peux le faire.

— De toute évidence. C’est pour cela que je t’apprécie. (Il vida sa tasse avec un grand sourire.) Les motifs que les Gardiens peuvent percevoir et que nous voulons garder pour nous doivent être dessinés avec soin, afin d’éviter que ceux-ci les remarquent par accident. C’est une petite tromperie pour le bien de tous, le leur surtout. On ne peut pas apprendre à faire ce dont on ignore l’existence.

Je l’ai fait, se dit Alissa.

— Ce doit être frustrant, dit-elle en pensant à sa soif de connaissance réprimée.

— Ils ne savent pas qu’ils perdent quelque chose. Leurs enfants ont de bonnes chances d’être comme eux ou, plus rarement, d’avoir des tracés légèrement plus complets.

— Vraiment ?

Voilà qui était intéressant. Chaque génération était meilleure que la précédente.

— Oui, mais très légèrement. Il faut des centaines d’années avant de constater un infime changement.

Cela expliquait en bonne partie pourquoi elle était là. Son père était un Gardien. Elle avait de grandes chances d’en être un, elle aussi.

— Inutile ?

— Oui…, répondit-il en examinant un flocon tombé sur son doigt.

Elle ne savait pas comment formuler sa question. Aimerait-elle vraiment entendre la réponse ? Inutile lui en donnerait-il une ? Mais ce problème la taraudait depuis longtemps, et elle estimait que le moment n’était pas pire qu’un autre pour aborder ce sujet potentiellement épineux. Le Maître se montrait inhabituellement généreux en informations, cette nuit. Alissa ramena ses genoux sous son menton et se cacha sous son manteau.

— Inutile, quelle est exactement ma place dans tout cela ?

Toujours perdu dans la contemplation de la perfection cristalline du flocon sur son doigt, il répondit :

— Pourquoi poses-tu cette question ?

— Vous dites que Bailic va trop vite, mais je suis son rythme et j’ai l’impression de me traîner. Vous m’enseignez des choses que, selon vous, aucun Gardien ne devrait apprendre et…

Elle agita les bras en signe d’impuissance.

— Et tu veux savoir pourquoi. (Il fit disparaître le flocon d’un souffle, soupira et se tourna vers elle.) Mon livre t’a appelée dans la Forteresse. C’est aussi simple que cela, et je n’ai pas envie d’en dire plus.

Il se concentra sur le feu, et mit ainsi un terme à la conversation.

Sans prendre la peine de relever l’erreur du Maître lorsqu’il avait fait référence à son livre à elle, Alissa se contenta de le dévisager. Elle ne le quitterait pas des yeux de la nuit s’il le fallait. Il finirait bien par lui en dire davantage.

Inutile remplit sa tasse en silence, sans regarder une seule fois dans sa direction ; mais ses pieds commencèrent à battre un rythme irrégulier, et son front trahissait un froncement de sourcils. Il ne tarderait pas à céder. Alissa avait l’habitude d’employer cette technique avec son père, et se rappelait les signes avant-coureurs de la capitulation.

— Oh, très bien, dit-il enfin, apparemment furieux contre lui-même. À leur maturité, les Gardiens latents sont naturellement attirés par n’importe quel regroupement de Maîtres. Quelques rares chanceux sont nés à Ese’ Nawoer et ont commencé leur formation dès l’enfance. Toi (il pointa sur elle un long doigt accusateur), tu n’as pas été appelée par la Forteresse, mais uniquement par mon livre.

— Mon livre, chuchota-t-elle.

Il lui jeta un regard furieux et ne dit rien jusqu’à ce qu’elle baisse les yeux.

— Je disais donc… que mon livre t’avait appelée. Un nombre incalculable de Gardiens l’ont lu, certains ont veillé sur lui quand j’étais occupé ailleurs, et seulement quelques privilégiés ont compris une infime partie de son contenu. Ton père était de ceux-là. Il en a peut-être saisi plus que je le pensais.

Il secoua la tête et la regarda sévèrement.

— Tu as le potentiel pour utiliser le savoir qu’il renferme. Je n’en dirai pas plus, alors n’y reviens pas. (Il n’en avait pourtant pas tout à fait fini. Il se pencha en arrière et ajouta :) C’est ce potentiel qui m’incite à te révéler plus de secrets que d’ordinaire, et aussi le fait que je t’aime bien. Tu me fais rire.

Cette dernière phrase fut quasiment inaudible, et Alissa ne sut pas trop comment la prendre.

Inutile toussota et secoua la neige de son manteau.

— Si je comprends bien, Bailic a montré à Strell comment allumer un feu ?

Plongée dans ses pensées, Alissa hocha distraitement la tête.

— Bien. Tu peux, avec prudence, les éteindre avec un champ de confinement fermé.

— Vraiment ?

Elle oublia immédiatement son statut singulier.

— Oui, vraiment. Fais seulement attention à ne pas montrer un champ à Bailic, par erreur. Il n’aurait aucun scrupule à l’utiliser à de mauvaises fins.

Elle se rappela la jubilation du Gardien quand il avait mutilé Strell et se jura d’être très prudente.

— Nous allons en rester là pendant quelque temps, annonça Inutile en balayant du regard le ciel saturé de neige. Tu seras ravie d’apprendre qu’il n’y aura plus de leçons avant que la neige ait fondu.

— Pardon ? Plus de leçons ? Vous ne pouvez pas faire ça !

— Je peux, et je vais le faire. Je viens de le faire, d’ailleurs. Il fait froid, c’est devenu ridicule.

— Je m’en moque ! Venez à l’intérieur. Bailic ne le saura jamais.

C’était une vieille dispute dont elle n’était pas encore sortie victorieuse.

— Il le saurait ! grogna presque Inutile. Mais c’était contre Bailic qu’il était furieux, et non contre Alissa.

— Comment ?

— Il me sentirait. Ainsi, dit-il en souriant, tu as un petit répit. Contente-toi de pratiquer ce que tu as appris. Garde seulement une pensée sur Bailic quand tu le fais.

Alissa n’avait pas obtenu grand-chose en échange d’une nuit de sommeil gâchée et elle ne put s’empêcher de soupirer profondément. Inutile, à demi levé, changea d’avis et se rassit.

— Avant de partir, dis-moi… Lodesh exagérait-il quand il parlait de l’évolution de tes sentiments ?

Alissa rougit. Elle avait espéré que le Maître aurait oublié la nuit où elle avait rencontré Lodesh pour la première fois, dans le jardin, et les taquineries de ce dernier, quand il avait déploré le destin qui voulait qu’elle ne soit pas pour lui, puisque le cœur de la jeune fille appartenait déjà à un autre…

— Ah, je vois bien que non. (Il remua les braises et laissa son bâton brûler.) Va doucement, Alissa. Ne tisse pas des liens avec Strell que tu ne pourrais rompre.

— Inutile !

Elle ne put en dire davantage. C’était si embarrassant !

— C’est pour votre bien à tous les deux. Tu es irrévocablement liée à la Forteresse d’une manière que tu ne peux pas encore imaginer. Je ne peux rien y faire. Et même si j’en étais capable, tu ne parviendrais pas à me faire changer d’avis.

Il vit son regard de défi et secoua tristement la tête.

— Quand Bailic ne sera plus là, Strell ne pourra pas rester. Ce n’est pas un lieu sûr pour lui.

— Je partirai avec lui, dans ce cas.

Inutile secoua la tête et prit un air aussi sinistre que déterminé.

— Si tu pars avant que j’aie décidé que tu étais capable de te contrôler et de tenir ta langue, je serai obligé de te traquer et de réduire tes tracés en cendres pour ne pas laisser encore un Gardien errant retourner dans les plaines et les collines. Non, pas encore une fois.

Alissa se raidit, car elle connaissait assez son maudit sens de l’honneur pour savoir qu’il le ferait, sans manquer de s’excuser au passage. Elle venait seulement de voir le piège dans lequel elle était tombée et qu’elle s’était elle-même construit. Frustrée, trahie, elle ne put rien dire.

— Je ne m’excuserai pas, dit-il doucement. Il est difficile d’être forcé de rester jusqu’à ce que quelqu’un d’autre le décide et te laisse libre de suivre ton cœur. C’est ainsi qu’Ese’ Nawoer a existé.

Sa voix était pleine de regret, et la colère de la jeune fille faiblit quand elle lut de la compassion dans son regard.

— Seuls les Gardiens peuvent sans risque choisir de vivre ou non à l’intérieur de la Forteresse. Par tradition, les Maîtres y restent, et les élèves aussi, tant qu’ils n’ont pas atteint leur statut définitif. C’est un processus long, qui s’étend sur des décennies. Au départ, Ese’ Nawoer n’était qu’un petit groupe de gens dont les maris ou les épouses étaient retenus dans la Forteresse comme tu sembles l’être à présent. Elle est peu à peu devenue ce que tu vois aujourd’hui, imposante, même en ruine. La cité était gouvernée avec amour par une famille dont les membres étaient, sans surprise, très influencés par leur statut de Gardiens. Lodesh était le dernier d’entre eux. C’était aussi le meilleur… pardon, c’est le meilleur.

Elle lut de la passion au fond des yeux d’Inutile et écouta, avide d’en apprendre davantage sur un passé qu’il lui cachait d’ordinaire.

— Autrefois, la Forteresse était pleine de vie. Beaucoup de gens allaient et venaient entre ses murs. Les habitants d’Ese’ Nawoer faisaient office de personnel volontaire. Ils nous fournissaient tout ce que nous voulions en biens et en services. Nous ne pouvions pas les arrêter. C’était leur raison d’être, et quand Ese’ Nawoer est tombée, la Forteresse a commencé à sombrer comme elle.

Perdu dans le passé, Inutile se voûta. Il paraissait fatigué, usé. Son rêve, qui avait connu son zénith, semblait être fini.

— Peut-être que mon idée de bâtir une telle citadelle n’était pas bonne en fin de compte.

— À moins que vous ayez seulement besoin de la modifier.

Elle n’aimait pas le voir si abattu.

Il ouvrit grand les yeux, étonné par sa suggestion, et son humeur maussade sembla fondre comme neige au soleil.

— Hum ! toussota-t-il. Je m’en vais. N’oublie pas mes recommandations, prévint-il d’un air sévère, mais Alissa voyait bien que ses pensées étaient ailleurs.

— Si ce n’est pas pour toi, fais-le pour Strell. Tu ne sais pas tout encore.

Il se releva et s’éloigna du foyer, la tête basse.

— Inutile ?

Alissa s’élança à sa suite et le Maître s’arrêta. La neige tournoyait autour de lui comme s’il était déjà parti.

— Tout… tout ira bien, bredouilla-t-elle en cherchant ses mots.

Aucun ne semblait convenir.

— Peut-être.

Il disparut en un tourbillon de neige, de vent et d’énergie.

Vérité Cachée
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